RÉVOLUTION SURRÉALISTE EN HAÏTI
La révolution est-elle soluble dans le surréalisme ?
Par Patrice Monfort
Africultures, 14 octobre 2005
Il y a soixante ans, le poète André Breton, de passage en Haïti, était à l’origine d’une insurrection révolutionnaire qui allait avorter dans l’œuf et déboucher sur une junte militaire. Une page méconnue de l’histoire haïtienne.
Lesurréalisme a partie liée avec les peuples de couleur parce qu’il a toujoursété à leurs côtés contre toutes les formes d’impérialisme et de brigandageblancs.» André Breton en Haïti.
Port-au-Prince,Haïti, décembre 1945… Le journal La Ruche, organe de la jeunesserévolutionnaire, mène le combat contre la dictature du gouvernement rétrograded’Elie Lescot. À la faveur des idées progressistes qui se font jour dans lespays les plus reculés de la banlieue du globe, à la fin de la deuxième guerremondiale, cette opposition trouve un écho dans la bourgeoisie libéralehaïtienne et commence à gagner le peuple. L’abcès de la situation politique esttellement pourri qu’il est donc mûr et prêt à éclater. C’est à cette époquequ’André Breton débarque en Haïti, en provenance de son exil américain, alorsen plein bouillonnement d’idées subversives et d’instabilité politique, pourrejoindre ses amis, le peintre cubain Wilfredo Lam et Pierre Mabille,représentant de la France Libre et directeur de l’Institut Français dePort-au-Prince, qui l’a invité à donner une série de conférences sur leSurréalisme. La contestation politique domine alors la scène haïtienne. Aumilieu d’une situation politique qui se fait de jour en jour plus menaçante, leseul autre événement qui retienne l’attention du public lettré, c’est laprésence du poète surréaliste. Le 13 décembre paraît, dans Haïti Journal,l’interview de Breton (par René Bélance) qui a le plus grand retentissement etqu’il reproduira plus tard dans ses Entretiens. Le 20 du même mois, AndréBreton, introduit par Mabille, prononce sa première conférence au théâtre Rex,bourré à craquer.
La scène est ensoi surréaliste et aurait pu être imaginée par Alfred Jarry. Le public estsurtout composé de jeunes gens : étudiants, écrivains et poètes, artistesanti-conformistes. Mais, au premier rang, il y a surtout le Président de laRépublique Elie Lescot, sorte de tyran de pacotille, entouré de hautsfonctionnaires civils et militaires, qui eux s’attendent, en revanche, à écouterun Académicien quelconque venu de la lointaine France. Elie Lescot, satrapeubuesque et catholique pratiquant, est aux yeux d’André Breton un pur produitdu capitalisme, tout ce qu’il exècre : bref, un nègre blanc. Le mauvaisexemple.
L’orateur rendd’abord hommage à Haïti et à son peuple : « …Je ne voulais pas parler dusurréalisme en Haïti sans avoir, au préalable, jeté un très respectueux regardsur ce qui conditionne l’élan imprescriptible de liberté et l’affirmation dedignité à toute épreuve de votre pays. Mais certains d’entre vous savent déjàet d’autres sont appelés à découvrir que le surréalisme vérifie là une de sesthèses fondamentales, à savoir, que la première condition de persistance d’unpeuple, comme la viabilité d’une culture, est qu’il puisse, l’un et l’autre, seretremper sans cesse dans les grands courants affectifs qui les ont portés àleur naissance, faute de quoi ils périclitent rapidement. » Il faitensuite l’historique du mouvement surréaliste et il en vient à la rencontre du Surréalismeavec le marxisme dont se réclame la jeunesse universitaire haïtienne, guidéepar le journal La Ruche. « C’est alors que nous rencontrons lematérialisme dialectique comme seul barrage aux égoïsmes nationaux, comme seulepromesse de concorde et d’harmonie universelles. » En citant l’écrivainMaurice Blanchot, André Breton se fait encore plus explicite et sa positiondevient proche, à s’y méprendre, de celle de nos jeunes révolutionnaireshaïtiens. « Par la faute de l’Etat capitaliste, l’homme n’est passeulement opprimé et limité, mais il se voit autrement qu’il n’est. » Ilfait toutefois une réserve essentielle pour ceux que la poésie ou l’art avaitamenés à la révolution. « À côté de l’économie dont nous n’avons garde deréduire l’importance, il y a un élément lyrique qui conditionne pour une partla structure psychologique et morale des sociétés humaines, qui l’aconditionnée de tout temps, qui continuera à la conditionner. Il n’est que detoucher Haïti pour se convaincre que cet élément lyrique, bien loin d’êtrecomme ailleurs le seul fait des spécialistes, se dégage des aspirations dupeuple entier. L’autre problème qui se pose à nous est celui de l’actionsociale, action qui, selon nous, possède sa méthode propre dans le matérialismedialectique et dont nous pouvons d’autant moins nous désintéresser que noustenons la libération de l’homme pour la condition sine qua non de la libérationde l’esprit. »
L’enthousiasmeatteint au délire et l’orateur, à la fin de la conférence, sort sous les ovationsde la salle sans aller présenter ses respects au Chef de l’Etat, comme il estd’usage en Haïti. Ce geste, considéré comme un affront public au gouvernement,contribua à grandir encore le prestige du poète aux yeux des groupementspolitiques de l’opposition et particulièrement de la jeunesse universitaire. Àla fin de décembre, le journal La Ruche sort une édition spéciale enhommage à André Breton, pour le début de la nouvelle année, qui reproduit inextenso et en première page le texte du discours de Breton, et qui estdédiée à « l’antifascisme international et à ce qu’il y a de plusfrondeur dans le Surréalisme européen ». C’est un véritable appel àl’insurrection qui est adressé au peuple d’Haïti : Que 1946 soit une année deliberté, qu’elle voit le triomphe de la démocratie réelle sur toutes les formesd’oppression fasciste. À BAS TOUS LES FRANCOS ! VIVE LA DÉMOCRATIE EN MARCHE! VIVE LA JEUNESSE ! VIVE LA JUSTICE SOCIALE ! VIVE LE PROLÉTARIAT MONDIAL !VIVE 1804 !
Le Journal LaRuche est immédiatement saisi par la police. Des leaders de l’oppositionsont pourchassés, certains arrêtés, dont les écrivains René Depestre (rédacteuren chef de La Ruche) et Jacques Stephen Alexis qui signe du pseudonyme de JacquesLa Colère ses violentes Lettres auxHommes vieux et qui devait, des années plus tard, en pleine gloirelittéraire, se faire assassiner dans les geôles de Papa Doc. Ainsi débutel’histoire de « l’affaire La Ruche » et de ce qu’il est convenu d’appeler en Haïti la Révolution de46.
Dans son livre Encore une mer à traverser (1),l’écrivain René Depestre évoque cette page méconnue de l’histoire haïtienne :« Soixante ans après, l’événement prend, avec le recul, une richesignification dans la mesure où il fut le baptême de feu d’une poignée dejeunes gens décidés à se sacrifier dans ce combat pour la deuxième décolonisationd’Haïti. Théodore Baker, Jacques Stephen Alexis, Roger Gaillard, Gérard Chenet,Gérald Bloncourt – et l’électron libre qui vous parle – nous étions résolus,romantiques, un tantinet libertaires dans nos paroles et nos actes. »
Desmanifestations publiques s’organisent contre la répression policière, contrel’ineptie du gouvernement et en faveur de la libération des prisonnierspolitiques. La grève générale est décrétée. L’insurrection couve dansPort-au-Prince. Le Palais national d’Haïti est pris d’assaut, mis à sac, etcertains membres du gouvernement sont faits prisonniers.
André Bretoncontinue à se passionner pour la culture haïtienne, tout en suivant lesévènements politiques et l’agitation fiévreuse de cette époque d’un œil étonné.Il rencontre le poète Magloire Saint-Aude et la peinture d’Hector Hyppolite, lepeintre hougan (prêtre vaudou) de Saint-Marc sur lequel il écrira untexte, un peu plus tard : « Les peintures d’Hector Hyppolite sontmarquées du cachet de l’authenticité totale. Elles sont – à l’époque – lesseules en Haïti de nature à convaincre que celui qui les a réalisées, possèdeun message d’importance à faire parvenir. Hyppolite était en possession d’unsecret. Nous ne saurions assez répéter que le secret est tout. La peintured’Hector Hyppolite apporte, je pense, les premières représentations qui aientété fournies des divinités et des scènes du vaudou. À ce titre seul, en tantque peinture religieuse primitive, Hyppolite représente un intérêtconsidérable. Sa vision parvient à concilier un réalisme de haute classe avecun surnaturalisme de toute exubérance. »
À partir du 11janvier 1946 commence une période d’anarchie politique qui ne s’arrêterafinalement que le 16 août de la même année. L’armée intervient et renverse legouvernement d’Elie Lescot, exile des étudiants, transfère les jeunes officiersen province et sape l’espoir de cette révolution à la haïtienne. Une despremières mesures que prend la junte militaire est d’expulser André Breton etPierre Mabille en février 1946. La présence du poète surréaliste sert alors deprétexte à une campagne de diffamation officielle contre Pierre Mabille. Uneaccusation délirante prend corps parmi les militaires contre lui : il auraitété en liaison avec des centres révolutionnaires de Mexico et de La Havane quilui auraient prétendument confié des sommes importantes d’argent pour aider larévolution haïtienne soluble dans le surréalisme. René Depestre constatefinalement : « En effet, grâce au séjour en Haïti de Pierre Mabille,Aimé Césaire, André Breton, le surréalisme devait ouvrir à ma génération les horizonsde la modernité. »
(1) RenéDepestre, Encore une mer à traverser,éditions La Table ronde, Paris, 2005.
La nuit en Haïti
La nuit en Haïti lesfées noires successives portent à sept centimètres au-dessus des yeux lespirogues du Zambèze, les feux synchrones des mornes, les clochers surmontésd’un combat de coqs et les rêves d’éden qui s’ébrouent effrontément autour dela désintégration atomique. C’est à leurs pieds que Wilfredo Lam installe son« vêver », c’est-à-dire la merveilleuse et toujours changeante lueur tombantdes vitraux invraisemblablement ouvragés de la nature tropicale sur un espritlibéré de toute influence et prédestiné à faire surgir de cette lueur lesimages des dieux. Dans un temps comme le nôtre, on ne sera pas surpris de voirse prodiguer, ici nanti de cornes, le loa Carrefour – Eleggua à Cuba – quisouffle sur les ailes des portes. Témoignage unique et frémissant toujourscomme s’il était pesé aux balances des feuilles, envol d’aigrettes au front del’étang où s’élabore le mythe d’aujourd’hui, l’art de Wilfredo Lam fuse de cepoint où la source vitale mire l’arbre-mystère, je veux dire l’âme persévérantede la race, pour arroser d’étoiles le DEVENIR qui doit être le mieux-êtrehumain.
André Breton, janvier1946.
Source : Africultures