Haïti-Cinéma
Depestre ou lachronique d’une « vie éternelle »
Par Roody Edmé
Port-au-Prince, 6 août 2016
[À propos dufilm documentaire « On ne rate pas une vie éternelle» ducinéaste
haïtien Arnold Antonin]
Je veux être compris par mon pays
Mais si je ne suis pas compris, ehbien,
Je traverserai ma patrie en passantde côté
Comme une pluie oblique d’été.
Maiakowski
ArnoldAntonin continue de visiter des personnalités de notre monde littéraire etartistique, et de nous livrer, plein écran, leur parcours enrichissant etatypique. Dans un pays souvent frappé d’amnésie, où la mémoire laisse la placeà une actualité aussi brûlanteque [que] changeante, le réalisateur, têtu,s’attelle à une besogne exigeante et tout aussi exaltante pour le bonheur deses contemporains et le bien de la postérité.
Untravail de passeur d’images et de mots qui ne manquera pas de combler le fosséqui sépare les générations et d’enrichir ce qui restera de notre patrimoineaudiovisuel.
Cettefois, face à la caméra d’Arnold Antonin, René Depestre témoin et grand acteurd’un vingtième siècle de toutes les espérances et aussi des grands pogromsparle à livre ouvert. Une virée dans l’espace et le temps à travers des grandsmoments d’histoire de la militance et des formes d’engagement dans l’art.
LeXXe siècle nous dit Alain Badiou accomplit les promesses du siècle précédent.Par exemple, la Révolution, celle que les utopistes et les premiers marxistesont rêvée. Le philosophe s’oppose à l’idée que la barbarie du XXe siècle venaitde ce que les acteurs, révolutionnaires ou fascistes acceptaient l’horreur au nomde la promesse. Il pense que c’est l’exaltation du réel jusque dans son horreurqui a fasciné les militants de ce siècle.
Nousdécouvrirons que Depestre n’est pas fait de ce bois là. Il est resté un éternelrebelle, jurant fidélité qu’à sa rébellion. Certains ont vu en lui unopportuniste, voire un individualiste, pour avoir refusé en maintes occasionsla pesanteur et l’enfermement idéologiques au nom du principe de liberté dupoème qui « seul peut arracher le siècle à sa prison ». Le« poème a puissance d’arracher le siècle au siècle » dixit AlainBadiou.
Longtempshomme de parti, mais plus souvent en marge, René Depestre se veut libre de seschoix idéologiques et humains. Sa révolution pour parler, comme le Régis Debraydes années 60 sera « chlorophylienne », elle puisera, en outre, sesracines dans le magma en fusion de la soufrière ou dans l’univers liquide de lamer de Jacmel.
Voyageursans bagages, amoureux transi de toutes les libertés, Depestre le bourlingueuraura tout vu, tout fait, tout aimé, tout renié !
Ildemeurera fidèle cependant à la notion de libre-arbitre et de responsabilitépersonnelle si chère à un certain Jean Paul Sartre.
Lacaméra d’Arnold Antonin met Depestre face à sa propre histoire et face àl’Histoire. Témoin de ce siècle mangeur d’hommes et d’espérances, il neregrette rien cependant, le poète est resté au soir de sa vie « un jeunehomme » plein d’espérance dans une humanité en crise. Il semble nous direcomme Edgar Morin que l’espérance est dans l’improbable.
Tousles grands évènements positifs de l’Histoire ont été improbables avant qu’ilsn’adviennent.
Lecinéaste a choisi de donner carte blanche au poète pour que le spectateur lesaisisse dans ses fulgurances, ses passions, ses contradictions, saréconciliation posthume avec Jacques Soleil.
Toutse passe comme si l’écrivain et homme politique, l’activiste et l’aventurier,l’homme qui aimait les femmes et l’apparatchik de circonstance nous contait sesmémoires tout en nous faisant découvrir les destins croisés des grands faiseursd’art et d’histoire : Mao, le Che, Fidel, Jorge Amado dont il fut lesecrétaire, Neruda et Césaire pour ne citer que quelques- uns des personnagesde légende qui ont marqué des générations.
ArnoldAntonin pour traiter son sujet a mis en scène les paroles de l’écrivain enfaisant défiler des images d’époque, des chorégraphies de danse qui font bienle lien avec les mots de cet écrivain qui dans ses textes les plus connus a sucélébrer le corps.
Encontinuant la tradition des métissages entre le documentaire et la fiction,Antonin nous donne à voir les mondes parallèles évoqués dans une œuvre aussimagnifique que sensuelle.
Lefilm documentaire n’étant pas « une fiction comme les autres », lacaméra du cinéaste n’hésite pas à nous montrer la fameuse machine Singercommune à notre « enfance collective » et qui est évoquée dans un despoèmes de Depestre. Le réalisateur s’est laissé aller à produire des images quelui suggéraient les poèmes qu’il a aimés. Les puissantes voix de Myrtho Casséuset de Pierre Brisson ont surfé sur les vagues bleues turquoise de la merrebelle de Jacmel caressées par le vieux vent caraïbe.
Faireun film sur René Depestre, c’est montrer une sensualité pure et solaire,évoquer la magie de l’amour, en dépit des échecs et des reniements.
Faireun film sur Depestre, c’est aussi un défi, une entreprise risquée sur une vieriche et sulfureuse d’un grand libertin qui ne passe pas dans tous les salonsde gauche comme de droite.
C’estaussi parler de révolution mais aussi de dissidence en donnant la parole à uneconscience tourmentée du vingtième siècle qui affirme, iconoclaste :« vive la Révolution, cela peut être aussi le cri obscène d’un fils dep… »
La grande première du film aura lieu le 19 de ce mois dans laville natale de Depestre, à Jacmel. « Onne rate pas une vie éternelle » est un long métrage d’une heurequarante.
Source : AlterPresse