Claude Dauphin, un autre regard sur le compas direct
Rosny Ladouceur
Port-au-Prince, le 2 septembre 2015
Un musicologue de haute volée, un mapou del’histoire musicale haïtienne parle du « compas direct », examiné avec minutiedans son dernier ouvrage monumental titré : « Histoire du style musical d’Haïti», paru aux éditions Mémoire d’encrier. Entretien avec ce chercheur et critiquedans le cadre de la célébration des 60 ans de ce rythme populaire
Le Nouvelliste : Claude Dauphin, vous êtes l’auteurd’un texte monumental et incontournable. Vous avez livré une œuvre valable,éclairante qui a retenu l’attention des critiques. Et si l’on remonte auxsources de cet ouvrage, diriez-vous qu’il vient combler un flou ou un vide dansl’historiographie musicale haïtienne ?
Claude Dauphin : Je vous remercie d’attribuer desqualificatifs aussi flatteurs à mon dernier livre. À mon avis pourtant, unlivre publié est déjà un livre dépassé. L’éclairage que ce livre projette sur lesfondements de la musique haïtienne met en évidence d’autres zones d’ombre qued’autres chercheurs espèreront à leur tour dévoiler. Mais il est vrai que j’aivoulu offrir un ouvrage de synthèse consacré, non pas à la diachronie desévénements, mais aux structures stylistiques fondamentales de la musique. Jedis, métaphoriquement, quelque part dans le livre, que le style m’apparaîtcomme un fleuve au long cours dont les rives, d’où proviennent ses alluvions,sont des réserves de coutumes ancestrales qui gouvernent son élan versl’avenir. Je ne tente donc pas de décrire l’itinéraire, peut-être changeant, dufleuve, mais la composition et le relief du sol qui lui donne vie. Sûr que j’ail’ambition d’aller au fonds des choses au risque d’en négliger la surface…
: Vous avez aussi passé en revue,dans votre ouvrage, tous les styles entrés au panthéon de la musique haïtienne.Le « Compas direct » a été aussi votre cible. Pourquoi ?
: Pourquoi pas ? Aux yeux d’unemajorité d’auditeurs, le « Compas direct » représente l’emblème musicald’Haïti. Une musicologie inclusive de cette nation ne saurait en fairel’économie. Il était indispensable que je me penche sur l’origine de ce genremusical populaire, que je fasse l’effort de comprendre et d’expliquer les ressortsmusicaux, expressifs et sociologiques de cette musique de danse emblématique.Mais votre question semble connoter le fait que, malgré la grande popularité dugenre, je ne me suis pas privé d’en dénoncer le machisme des paroles, le côtégouailleur et dévoyé du rythme, etc. En fait, si vous lisez bien, mon intentionest loin d’être dépréciative. Je fais ressortir, au contraire, combien cettepoétique de la perversion, due aux connotations sexuelles, aux intentionsérotiques, est continuellement rachetée, transcendée même, par l’exubérancesonore, la richesse de l’instrumentation, en un mot par l’esthétique musicaleet dramatique inhérente au genre. Il faut relire Antonin Artaud, Le théâtre etson double (1938), pour saisir combien et comment opère la dérisionpsychologique, la pauvreté morale si souvent déplorées dans les thématiques dukonpa. Elles sont une astuce de mise en scène qui conduit l’acteur ou lechanteur-compositeur-interprète à se donner en sacrifice, à se cantonner auniveau du rebut de société, à « faire l’inférieur » (fè enferyè), pourprovoquer la catharsis chez l’auditeur. On ne peut expliquer autrementl’esthétique de Ti Paris ou de Coupé Cloué.
L.N.: « La musique populaire urbaine » : tel est le titre d’une brillante étude(chapitre de votre livre) qui opte, en amont, pour une approche sémantique ens’attaquant à la définition ou aux acceptions mêmes du mot « Konpa », parfoismêlées d’intentions musicales, de pratique ou de tendances intimement liées auxexpériences. Et votre approche suit une dynamique historique en partant desorigines du « konpa », la « méringue ». Selon vous, que doit le « konpa » à laméringue ?
C.D.: Le konpa est de la méringue, nouveau genre, débarrassée de ses falbalas. Dumoins telle était l’intention de Nemours Jean-Baptiste en désignant son style «Compas direct ». Il a voulu simplifier cette danse de salon pour la mettre auniveau du tout-venant : « Compas direct », c’est-à-dire « prêt à danser », sansapprentissage nécessaire, en se laissant aller en mesure simplement… « Compas »est le mot espagnol pour dire « mesure », dans le sens de cadence rythmique. «Kenbe konpa w », dit l’adage. C’est-à-dire : « entre dans la danse et maintientla cadence ». La méringue était une danse plus ornementée que le konpa. Lesdanseurs étaient amenés à exécuter des figures chorégraphiques, des pasrecherchés, des volutes apparentées à celles de la salsa actuelle. Dans lagénéalogie du konpa, on retrouve la contredanse, la polka, le carabinier et laméringue. Il n’y a pas de génération spontanée.
L.N.: 1955. Un dieu est né. Il s’appelle Nemours Jean-Baptiste. L’histoire et lacritique traditionnelle, comme ses disciples, le hissent en héros pour avoirjeté les bases d’une musique qui marquera plusieurs générations de musiciensvirtuoses et talentueux. A qui ce saxophoniste doit-il une dette dans cettenaissance du Compas et quels ont été les points forts et faibles du moment «Nemours » ?
C.D.: Nemours Jean-Baptiste doit son invention d’abord à son talent, à sapersonnalité puissante. Il a un sens inné des rythmes de danse et s’est donnéles moyens d’être un habile instrumentiste qui fait l’envi de ses collèguessaxophonistes : Issa El Saieh, Raoul Guillaume, Weber Sicot et René Saint-Aude.Mais, ce fut par-dessus tout un leader remarquable, un meneur déterminé, unvisionnaire ambitieux qui sut conduire sa troupe au succès et son style musicalà l’apogée. L’admiration dans laquelle on le tient aujourd’hui n’est passurfaite. On connaît peu de sa première formation. S’il s’était initié d’abordau banjo, c’est le saxophone qui est devenu son instrument de prédilection.Généralement à l’époque, les joueurs d’instruments à vent provenaient desorchestres d’harmonie des collèges congréganistes et surtout des formationsmilitaires. Si son passage à l’école Jean-Marie Guilloux fut bref, il faut serappeler que cette petite école populaire des Frères de l’instructionchrétienne était dotée d’un bon orchestre d’harmonie à vent où le saxophoneétait bien représenté.
L.N.: Une ère de musiciens brillants et formés va s’ouvrir quelques temps plustard. On est dans les années 60. Et pour vous, c’est une « riche époquecréative ». N’était-ce pas en même temps une époque sombre où ce konpa, commeses tenants, était diabolisé, stigmatisé et dénigré ?
C.D.: Si l’époque était sombre, on ne peut pas en rendre responsable une expériencemusicale. Les années 1960 ont été rendues sombres par la dictature d’abord. Lesmusiciens tentèrent au contraire d’y mettre un peu de couleur et de gaieté.L’Ensemble Aux Calebasses de Nemours a connu un réel succès amplifié parl’accueil populaire du Super Ensemble Nemours Jean-Baptiste qui a succédé aupremier. Je n’ai pas inventorié les formes de résistance manifestées envers lasimplification de la méringue. Certes, des voix avisées se sont rendu compte dela perte résultant du passage de la méringue au konpa. Jean Fouchard, parexemple, a certes jugé l’invention des protagonistes de l’époque comme unrecul. Il écrit : « Weber Sicot et Nemours Jean-Baptiste, qui avaient pourtanthonoré la méringue de compositions inoubliables, crurent utiles de modernisernotre danse nationale. L’un et l’autre s’avisèrent de l’adapter à un rythmeétrange qu’ils baptisèrent de noms effarants : « Compas direct » et « CadenceRempa » apportant à leur téméraire entreprise ce supplément extravagant.S’agissait-il d’évolution ? » (Jean Fouchard, La méringue, danse nationale d’Haïti, Ottawa, Leméac, 1973, p.156). C’est une réserve lucide, tout à fait de bon aloi, qui n’est pas àconfondre avec une opération de diabolisation. Pour comprendre comment nos deuxprotagonistes ne sont pas personnellement pris à partie, il importe de faireremonter aux années 1940 les critiques, adressées aux « jazz locaux », perçuscomme une entreprise de décomposition de la méringue. Déjà en 1944, FrantzCasséus vitupérait « nos jazz, [qui] pour faire danser s’acquittent de leurbesogne au moyen d’une ronde infernale produite par les tambours et lestchatchas au cours de laquelle une phrase musicale souvent mal exécutée et desritournelles répétées sans cesse achèvent de parfaire une cacophonie qui énerveles gens de goût. » (Frantz Casséus, « Notre méringue se meurt »,Haïti-Journal, 1944). Je suis pourtant bien prêt à admettre que dans cettenouvelle querelle « des Anciens et des Modernes », les premiers ne sont pastoujours sensibles aux procédés de sophistication présents chez les seconds.Car, il y a une réelle recherche de contenu musical chez les créateurs du konpaet de la kadans. Tout comme ce fut le cas pour d’autres grands ensembles commele Jazz des Jeunes, Tropicana ou Septentrional, les musiciens de danse del’époque veulent « symboliser ». Ils insèrent des éléments rythmiques provenantdu vaudou afin de dynamiser leurs productions et procéder à des signaturesd’identités collectives. Leurs recherches rythmiques ont aussi, et en grandepartie, des visées acoustiques : comment augmenter la dynamique sonore par untravail de conciliation des basses les plus graves et des aigus les plusexcitants. Ils vont ainsi admettre dans leurs orchestres de danse des tambourslocaux à fort volume et des percussions légères aux sonorités stridentes commel’ogan, jusqu’ici réservées aux cultes du vaudou. Cela a pu effectivementchoquer l’ouïe fine de Frantz Casséus.
L.N.: 60 ans plus tard, malgré des efforts consentis par les pères fondateurs,malgré les progrès et les bienfaits qu’ont apporté leurs continuateurs etdisciples, un flou est à relever : la reconnaissance internationale de cettemusique par de grandes instances et entités culturelles et patrimoniales.Maintenant, constate-t-on, sonne l’heure de la décadence. Qu’est-ce qui en estla cause, selon vous ?
C.D.: La simplification qui a donné le compas en guise de « méringue démocratisée »ne s’est pas produite sans perte. Il ne suffit pas de marcher en cadence et detourner les hanches pour danser. La danse est un art exigeant qui implique lamémoire, la coordination, l’imagination. La virtuosité qu’elle suppose met audéfi le danseur qui est prêt à investir temps et argent pour son apprentissage.En témoigne l’essor des écoles de danses populaires latines, salsa, tango,samba, merengue. Les danses inspirées du terroir, empruntées au vaudou,yanvalou, mayi, kongo, banda, etc., reposent aussi sur des chorégraphies séquencées,agrémentées de figures de coordination proches du ballet. Je crois, qu’endébarrassant la méringue de son brio, de ces figures de déplacement àl’ancienne, les inventeurs du konpa ont expurgé cette danse, et finalement lamusique qui l’accompagne, de son zest, de sa fougue, de sa maestria. Lesparoles salées ont pris plus d’importance que le piquant de la musique et seulsceux qui comprennent leur double sens ont continué à manifester de l’intérêtpour le compas.
L.N.: Le « konpa », dans ses transformations et ses pratiques redondantes, regorgede musiciens de bas niveau, qui substituent « nécessairement » la popularité àla qualité, qui refusent de soigner leurs créations, bien souvent médiocres.Livrés à eux-mêmes, sans management, sans producteurs, sans salles de concertset sans assistance de l’État, ces jeunes artistes se fraient seuls leur proprevoie et tâtonnent le terrain. Comment, selon vous, pallier à ce climat tristeet sombre que connait à l’heure actuelle le « compas » ?
C.D.: Ce terrain n’est pas véritablement le mien. Je connais peu les groupesactuels et je n’oserais ni les juger ni me prononcer sur leur avenir. Je suisun historien de la musique intéressé par les structures stylistiques quipeuvent expliquer le factuel. Néanmoins, le volet éducatif de votre questionm’interpelle, la pédagogie de la musique étant l’un de mes domaines deprédilection. Mon précédent ouvrage, paru aux Presses de l’Université deMontréal s’intitulait Pourquoi enseignerla musique ? Propos sur l’éducation musicale à la lumière de l’histoirede la philosophie et de l’esthétique(2011). Je suis bien placé pour comprendre que même les meilleures pratiquespopulaires puissent avoir besoin d’un encadrement ne serait-ce que sous l’anglemédiatique. Me revient en mémoire l’exemple d’accompagnement culturel quefournissent divers organismes internationaux à l’entretien et au développementdes productions de jeunes musiciens haïtiens populaires, chanteurs,instrumentistes, engagés dans la création ou dans la revitalisation des genrestraditionnels. Parmi ces organismes je mentionne ceux inspirés par l’esprit del’UNESCO comme le Fonds européen de développement, Wallonie-BruxellesInternational, l’Institut français d’Haïti, qui collaborent avec lesassociations locales comme la FOKAL, Tamise et Caracoli, elles-mêmes soutenuespar le ministère de la Culture et de la communication d’Haïti. Grâce à cespartenariats, on a vu ces derniers temps aboutir d’intéressants projets commecelui de « Rasin demen», « Follow Jah », « Chouk Bwa Libète » qui ont conduit,en juin 2015, à la tenue, à Port-au-Prince, d’une Rencontre internationale desmusiques du monde. Ces partenariats avec l’étranger favorisent, entre créateurslocaux, des échanges extrêmement fructueux qui remplacent les anciennesrivalités traditionnelles par l’esprit de tolérance, de fraternité et decitoyenneté. Les nouveaux musiciens du Konpa devraient peut-être se mettre àcette école…
Source :Le Nouvelliste